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Entretien réalisé à Kinshasa par Virginie Dupray

Août 2014


  • NAISSANCE D’UN TERRITOIRE


Faustin Linyekula
: Dans le travail avec Sylvain pour le solo Si c’est un nègre / autoportrait, nous nous étions déjà attachés à la notion de territoire. Partant de la méthode Grotowski, nous avons associé un son à chaque partie du corps qui en devenait ainsi le résonateur. À chaque partie du corps correspondaient également des « qualités » plus ou moins communes, le ventre renvoyant à la nourriture, au sexe…, la poitrine à l’affectif, au cœur…, mais aussi personnelles avec des associations avec des personnes plus ou moins proches.
À un travail abstrait s’ajoutait donc des éléments plus intimes, en lien avec l’espace. Chaque point pouvait dès lors devenir un espace habitable, car habité de traces, de personnes, d’histoires, de sons…
De cette succession de couches, est née pour Sylvain l’idée de territoires, symbolisant dans un même espace cette superposition de correspondances et résonances physiques et mentales.
Or pour habiter, il faut nommer... Le travail sur le nom – retrouver son nom, se présenter – est en effet au cœur de ma démarche artistique. Une recherche également liée dans mon travail avec le territoire national : Qui suis-je ? Quel est mon nom dans un pays qui en a si souvent changé, depuis l’état indépendant du Congo jusqu’à la République démocratique du Congo en passant par le Zaïre ? Si je cherche mon nom, est-ce parce que je l’ai perdu un jour ? Est-ce parce que mes pères m’ont trompé ?
Dans cette perspective, le son intervient naturellement comme marqueur d’espace, un espace que nous cherchons à explorer dans sa relation au connu / inconnu : quelles relations entretient-on avec un espace connu ou inconnu ? Nous avons ainsi poussé les danseurs à se choisir une maison, un espace qui leur appartienne au sein des espaces extérieurs de la Halle – un palmier, un portique, un recoin entre deux murs... –, qu’ils apprennent à habiter et à présenter aux autres, notamment par la danse.
Est intervenue ainsi très vite la notion de choix : choix de sa maison, choix d’y rester ou de pénétrer le territoire d’autrui... Plus généralement, lors de ces quinze jours, Sylvain et moi souhaitons ouvrir des pistes, des territoires dont seront libres de se saisir les danseurs, même si un travail de direction reste nécessaire.


Sylvain Prunenec : Au moment de la rencontre avec Faustin pour Si c’est un nègre / autoportrait, une pièce qui mettait en jeu de nombreuses notions de territoires, j’étais plongé dans une recherche sur l’idée du corps démembré à partir de mythes notamment cosmogoniques. Je me suis rendu compte très vite avec la scénographe avec qui je travaille, Élise Capdena, qu’il y avait un rapport direct entre le corps segmenté ou démembré et le territoire. De nombreux mythes débutent souvent par la figure d’un monstre ou d’un géant primordial, qui, sacrifié ou « auto-sacrifié », explose, les différents morceaux de son corps devenant les parties du monde… Sans évoquer bien sûr les relations entre microcosmes et macrocosmes, corps et cosmos…, des rapports souvent travaillés par des plasticiens en Europe notamment au sein du mouvement Land Art. Cette recherche autour du corps démembré m’a donc amené vers l’idée de territoire, et surtout vers l’idée de mesurer ce territoire. Investir un territoire, c’est le nommer, par une danse, une couleur, donc l’identifier, pouvoir le cerner, c’est-à-dire le mesurer, ce qui permet d’en sortir, de s’en échapper et d’aller visiter les territoires des autres.
Comment ainsi inventer avec le corps de nouvelles unités de mesure à l’égal des premières mesures inventées par les hommes : le pas, le pouce, la coudée ? On s’est amusé à imaginer d’autres unités : le crachat, porter quelqu’un sur son dos, l’appel – pour pouvoir communiquer dans cet espace très vaste, nous devons crier nos noms, l’appel devient ainsi une façon de mesurer le territoire.
Les notions de territoires sont étroitement liées dans le travail de Faustin à la mémoire, nous avons donc trouvé intéressant de faire du territoire une piste de départ dans le travail. Le territoire est d’ailleurs une notion extrêmement vaste : on n‘est jamais dans un seul territoire, on passe sans cesse d’un territoire à un autre, même dans la vie, du territoire familial au territoire social ou politique…
Concrètement, nous avons proposé à chacun des danseurs de choisir un endroit, de se l’approprier et de proposer aux autres une manière d’habiter cet endroit. Nous nous sommes ainsi invités les uns et les autres dans ces différentes « maisons ». Puis est intervenu le travail du son, en associant un son à chaque territoire comme pour le nommer ou le mesurer.


Djodjo Kazadi : Je vis à Kinshasa, c’est donc mon territoire. Certes, je suis là, mais je me pose aussi des questions sur l’endroit où je suis. Quand on est trop plongé dans un environnement, on a tendance à oublier ce qui se passe autour de soi, il manque la distance nécessaire. En se mettant un peu à l’écart, il est souvent plus facile de voir ce qui se déroule à l’intérieur. Kinshasa regorge d’informations, tout est là, apparemment à ma portée, mais lorsque je cherche à saisir les choses, j’ai l’impression que tout m’échappe, que tout manque. En fait, tout est presque là, mais on n’arrive pas à toucher, à en prendre la mesure.


David Kazembe : À Kinshasa, certains sont propriétaires, d’autres locataires. Si je suis propriétaire, je peux tout me permettre, mais si je suis locataire, je ne peux pas faire tout ce que je veux. De même dans la danse, il était possible de tout se permettre dans notre territoire, mais pas dans celui des autres. On s’est mélangé avec les danseurs éthiopiens, on a fait connaissance comme lorsque tu arrives chez quelqu’un, tu prends connaissance de l’espace et du propriétaire de cet espace.


Mekbul Jemal : La première fois que l’on a évoqué la notion de territoire, ce n’était pas vraiment nouveau pour moi, j’avais cela en moi, mais je n’avais jamais pensé l’exprimer à travers la danse. Ici, j’ai appris que l’on pouvait mettre en danse des choses très singulières et très personnelles. Depuis le début de l’humanité, les hommes mesurent les espaces avec leur corps, c’est donc pour moi une matière réelle, il ne s’agit plus d’exécuter des pas, ou de chorégraphier des enchaînements, mais de mettre dans la danse quelque chose de réel, de personnel, de naturel… Tout est là dans nos corps, nous ne cherchons pas à inventer, mais à faire sortir du corps des éléments déjà présents en substance. C’est à la fois difficile car je n’avais jamais fait cela auparavant, et facile car il y a là une certaine évidence. 


Addisu Demissie : C’est bien de pouvoir parler de soi aux autres et c’est ce que nous faisons ici, le travail se développe autour de nous, ce que nous sommes, ce qu’ils sont : dire aux autres qui je suis et ce que je fais dans une continuité avec d’autres histoires, d’autres gens. Sylvain et Faustin nous ont demandé d’improviser sur cette matière, si la matière est déjà dans nos têtes et corps, il est souvent difficile de la dévoiler aux autres. Cela demande beaucoup d’intensité et de sensibilité, mais nous l’avons tous fait. Au sein d’Adugna, pour faire une pièce, nous avions l’habitude de penser d’abord à la musique, puis de poser tout sur le papier. Et quand, en arrivant, nous avons appris qu’il y avait une performance le vendredi suivant, nous étions effrayés, nous nous demandions ce que nous allions présenter, car rien encore n’avait été fait. 


  • SONS


Manuel Coursin : Sylvain, qui m’a invité à intervenir, souhaitait que je découvre cette ville comme il l’avait découverte, par les sons… Et c’est effectivement une ville très sonore : les sons sont autant de signaux propres à appeler l’attention : les cireurs de chaussures frottent des morceaux de bois, les « faiseurs » d’ongles font tinter leurs fioles, les gens dans la rue claquent leur langue pour s’appeler les uns les autres et capter l’attention, sans parler des klaxons…


Sylvain Prunenec : Très souvent, un son lié à un endroit particulier peut te renvoyer subitement à des souvenirs anciens et très nets. À Kinshasa, il y a par exemple cet oiseau qui chante des mélodies très précises qui me font penser à Tchaïkovski. Qu’est-ce que raconte le son ? En Éthiopie (ndlr : dans le cadre de la création Fronde Ethiopia), j’avais travaillé sur l’image avec l’idée de prélever des signes pour les ramener, puis je me suis rendu compte a posteriori que l’image était trop forte ou trop explicite. Dans notre société gavée de télévision, notre manière de percevoir l’image restreint peut-être le propos de l’image elle-même. Le son, au contraire, ouvre des univers plus larges. Pour moi, le son, c’est moins l’idée de la mémoire, que celle de la mesure, comme une sorte de forage, un prélèvement pour dater les différentes couches, c’est l’idée d’intervalle qui me plaît, calculer des intervalles… Je souhaite ensuite pouvoir expatrier ces territoires sonores à Addis : saisir des fragments et les déplacer à un autre endroit, comme pour donner une mesure de l’endroit d’où l’on vient et dans lequel on a travaillé.


Manuel Coursin : Nous avons eu deux journées d’enregistrement : l’une à la foire de la Fikin (ndlr : Foire internationale de Kinshasa) et l’autre sur le Grand marché : Papy portait le micro et nous a guidé pendant près d’une heure et demie en enregistrant tout. Ce second enregistrement était particulièrement beau, avec les sons du marché et quelques anecdotes : des marchands qui appellent la police en raison d’une bagarre, des animations dans certains stands, les conversations, le chant des klaxons…
Dans un second temps, j’ai proposé aux danseurs de créer un son qui leur appartiendrait, susceptible de définir leur territoire, leur maison : l’un a frotté deux bouteilles de Coca, l’autre une petite boîte de conserve sur un tronc d’arbre – ce qui ressemble à un croassement de crapaud –, Addissu a jeté des bouts de métal sur le béton. Ces sons serviront de fil conducteur à la performance.
J’ai aussi fait de la prospection sonore sur la radio, très étonnant entre les émissions – dont l’une sur la sexualité avec un mélange magnifique de lingala et de français ou une intervention d’un militaire sur les frontières du pays –, les prêches et les musiques…
Dans mon travail avec les danseurs, j’interviens beaucoup sur le rythme : arrêter, envoyer un son, utiliser les sons tels quels, mais aussi les retravailler, jouer avec le silence…
Le son doit s’accorder à certains états de corps ou en provoquer d’autres quand c’est réussi. Le corps des danseurs agit énormément sur mes décisions, qui peuvent être justes ou non, cette justesse intervient dans mes propositions, mais aussi dans l’écoute que développe les danseurs entre eux. Le paramètre principal est pour moi d’avoir une cohérence sur la durée, de ne pas zapper trop vite d’une matière sonore à l’autre.
Dans ce processus d’improvisation, il s’agit de m’intégrer avec eux dans une histoire d’écoute et de regard, et de ne pas imposer des sons : ce moment de démarrage est toujours fragile.
En général, j’essaie d’éviter de travailler sur une matière abstraite, comme une composition musicale par exemple…
Par contre, j’aime jouer avec la matière brute des petits sons enregistrés sur place, des sons choisis par les danseurs et en lien avec leur histoire, les sons de la ville. Quel que soit le lieu où je travaille, j’apprécie particulièrement ce lien direct avec la réalité, ici, avec ce qui se passe sur « scène ». Je n’aime pas la magie du spectacle, moi, j’ai besoin de voir des gens et de les reconnaître, sur scène ou pas. Les gens m’intéressent assez, je crois, pour ce qu’ils sont. 


Papy Ebotani : Quand j’ai écouté ce que nous avions enregistré au marché, j’ai envisagé le travail du son autrement. On travaille souvent avec le son des musiques, des sons fabriqués, mais là, nous avons pris ces sons dans la rue, au marché. En les isolant, nous en avons pris mesure. Le son est devenu un partenaire avec lequel nous travaillons. Les sons nous accompagnent et nous accompagnons les sons. Ils livrent aussi des repères par rapport à notre travail dans l’espace.


Djodjo Kazadi : Quand j’ai commencé à danser avec Faustin, nous avons aussi travaillé avec le son, avec le bruit de Kinshasa et cela m’a interrogé. Je ne comprenais pas le choix de cette musique qui, pour moi, n’en était pas une. Et puis, lorsque je suis parti de Kinshasa en Europe et que je suis revenu, j’ai perçu des petites choses que je ne voyais pas avant, comme si on m’avait enlevé un voile devant les yeux et les oreilles. Et cette prise de conscience est très intéressante. Il s’agit bien sûr de notre quotidien, mais l’avoir sur un support CD par exemple, lui donne un autre statut. Ces sons nous ramènent ainsi à notre vie de tous les jours, des sons très présents. Ils nous rapprochent de ce que nous avions ignoré avant. 


Mekbul Jemal : Pour moi, le son a donné une autre dimension au travail : on n’utilisait pas des saxos ou des tambours, mais les cris des gens, des prêches, des conversations, ce que les gens font et les conversations dans la rue, ce qui m’a poussé à danser pour ces gens ou ce que sont ces gens. 


Addisu Demissie : Le son a donné un support à la narration. C’est comme si la vie déboulait sur scène. Cela a aussi permis au public de prendre conscience que cette matière sonore qu’ils entendent sans y faire attention dans leurs maisons ou dans la rue, c’est aussi de la musique. La musique, ce n’est pas seulement le rythme et le fait de jouer ensemble, mais tout ce que l’on peut écouter. Même le silence, c’est de la musique. 


Gebremeskel Shewarega : Nous n’avons jamais dit à Manuel de jouer telle ou telle musique, Manuel ne nous a jamais dit de danser sur tel ou tel son : nous nous sommes justes écoutés les uns les autres, et c’est ce qui m’a beaucoup intéressé. Manuel faisait vraiment partie de la performance, il était à l’intérieur.


  • UNE RENCONTRE, UN GROUPE…


Manuel Coursin : C’est un groupe qui a fonctionné absolument dès les premières improvisations, même s’il y a une certaine fragilité pour certains devant le public, mais j’ai une grande confiance en eux.
Le jeu avec les traductions est ainsi très représentatif de la réalité de ce groupe : dans le travail, on passait en permanence du français à l’anglais pour les Éthiopiens, puis de l’anglais en amharique pour Gebremeskel, ou du lingala aussi entre Faustin, Djodjo, Papy et David.
Au français, anglais, lingala, amharique, s’ajoutait le swahili parlé par Faustin et Djodjo et une sorte de langue argotique, la « langue des oiseaux » parlée par Mekbul, soit pas moins de six langues !
Parallèlement, j’ai enregistré un prédicateur à la radio : le prêtre parle en français et un autre traduit en direct en lingala, avec une traduction qui récupère la même énergie de voix que l’original.
Nous avons débuté ce travail de traduction sur une proposition de Sylvain : « raconter avec le corps et la parole comment attraper un animal de son choix : une libellule, un moustique, des abeilles… ». L’histoire était au fur et à mesure traduite par chacun, avec un effort pour être dans la juste tonalité de la langue d’origine, en hurlant quand c’était hurlé, en chuchotant quand c’était chuchoté, ce qui a donné un résultat assez burlesque… surtout quand Sylvain s’est mis à traduire l’anglais !


Sylvain Prunenec : Au sein du groupe, nous avons finalement peu composé. Il s’agit de traverser quelque chose ensemble et de voir ce qui se dégage lors des improvisations, des éléments qui peuvent surgir ou non ensuite dans les performances suivantes, parfois de manière détournée.
J’ai été très étonné par ce travail, avec cette grande liberté au moment de l’improvisation. Chacun a, je crois, réussi à trouver un endroit susceptible de l’amener à un état de confiance par rapport à ce qu’il fait. En une heure d’improvisation, tout est possible, mais on doit accorder une grande écoute à autrui, sans pour autant se laisser enfermer dans des règles. Et quand on décide d’être dans une chose, il faut y être pleinement. Or se dégage du groupe une grande confiance, une grande sensibilité dans la perception de son propre corps et du corps des autres. La rencontre a vraiment eu lieu très vite, dans la danse, mais aussi dans la vie.


Djodjo Kazadi : Je suis très heureux de ce travail. Cela me renforce dans mon souhait de travailler avec les autres et de multiplier des échanges, non seulement avec des artistes européens, mais surtout avec des compagnies africaines, car nous nous comprenons mieux dans la vie et aussi dans la danse. Même s’il s’agit ici de deux compagnies très différentes, tant au niveau du travail physique qu’au niveau du regard.
Nous travaillons chacun en lien avec un environnement culturel et sociologique spécifique et avec les tensions à l’œuvre dans nos propres pays. Dans cette première étape, ce qui nous appris le plus de temps, c’est le travail d’écoute, apprendre à se connaître, à percevoir la danse et le mouvement de chacun, le regard, comment chacun bouge et réagit.


Mekbul Jemal : Nous n’avions jamais travaillé avec une autre compagnie africaine auparavant. Nous avons tellement de compagnies sur ce continent et les occasions de travailler ensemble sont si rares. C’est pour moi une très belle façon d’apporter sa culture dans un autre pays, tout en traversant l’expérience de la vie d’autres gens, de leur culture, de leur danse aussi bien sûr.
Au Congo, c’était surprenant car nous ne pouvions pas communiquer, mais nous sommes des danseurs, nous avons notre corps. C’était tellement facile après un jour et demi, nous avons commencé à communiquer avec notre corps, notre gestuelle…

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