top of page

ENTRETIEN DE FAUSTIN LINYEKULA

AVEC MÉLANIE DROUÈRE

Avril 2019

Pour le Festival d’Automne à Paris

  • Faustin Linyekula, vous êtes danseur, metteur en scène et chorégraphe, mais vous vous décrivez également comme un « raconteur d'histoires ». Qu'est-ce qui vous a intéressé dans le texte Congo d'Éric Vuillard ?

Mon travail porte depuis longtemps sur le Congo et sur l'Afrique en général mais, pendant de nombreuses années, mon attention était surtout retenue par ce que nous, Africains, avions fait depuis les Indépendances. Sans oublier la période coloniale, j'évitais de l'aborder, de crainte de paraître utiliser ces pages de l'histoire pour justifier notre propre incapacité à gérer nos pays aujourd'hui. J'ai toujours refusé cette brèche, préférant repérer et souligner notre responsabilité dans nos malheurs, dans les ruines que nous avons nous-mêmes provoquées depuis les années 60. Quand j'ai rencontré l'écriture d'Éric, au-delà des informations dont j'avais connaissance, c'est sa parole, cette parole-là que j'ai eu envie de porter sur un plateau, un jour.


  • Vous avez proposé à Éric Vuillard de participer à une première étape de création avec votre équipe pour avoir son regard sur vos intentions d'adaptation. Comment s'est passé ce moment de partage ?

Nous avons passé une semaine ensemble à Paris, en tout début de travail, en juin 2018. Il était là, nous regardait, nous écoutait débroussailler son texte, apportait ses réflexions, donnait des précisions historiques. C'était une semaine très enrichissante, de véritable dialogue. Nous nous étions déjà rencontrés, mais c'était la première fois que nous partagions du temps dans un même espace autour de son texte. Il était d'une très grande écoute, me disant que ce n'était pas lui qui mettait en scène et que, de sa perspective de Français, d'Européen, ça l'intéressait vivement de voir comment un Congolais pouvait se saisir de ce texte, avec sa propre histoire et sa propre approche. Par la suite, nous aurions aimé qu'il puisse venir avec nous au Congo pour la deuxième résidence, dont la plus grande partie se déroulait dans une forêt au sud de Kisangani. Mais Éric venait d'obtenir le prix Goncourt et son agenda en a été bouleversé.


  • En quoi cette immersion en pleine nature a-t-elle nourri votre recherche ?

L'intérêt était à la fois d'être dans la forêt, mais il se trouve aussi que nous étions logés dans une plantation d'hévéa. Le caoutchouc étant au coeur de cette histoire, passer du temps et s'imprégner du cadre de cette plantation en pleine forêt m'offraient, en tant que danseur, la possibilité de voir comment cet environnement influait sur mon corps, d'observer mes propres réactions, mais également d'écouter, d'enregistrer des sons, de construire une matière physique, charnelle et sonore pour la pièce.


  • Pourquoi cette forme du trio, avec trois vecteurs d'émotion : une chanteuse, un comédien prenant en charge le texte de Vuillard, et vous-même, en tant que danseur ?

Oui, trois partitions s'entrelacent et se complètent : une partition de danse, la mienne, une partition d'acteur que porte Daddy Kamono Moanda, Congolais, vivant en France depuis plusieurs années, et celle de Pasco Losanganya, également comédienne, mais qui, dans cette pièce, chante. Elle s'inspire ici des chants du peuple Mongo, au Nord-Ouest du pays, c’est en effet là, dans l'actuelle province de l'Equateur où elle est née que se sont passées les atrocités des « mains coupées » décrites par Eric Vuillard. La main coupée a en réalité deux histoires : pendant les premières années de l'occupation du Congo, la matière première était le caoutchouc sauvage récolté dans la forêt ; une loi, ou plutôt une pratique, s'est alors peu à peu installée : lorsque les autochtones, y compris des enfants exploités, ne ramenaient pas le quota exigé, les colons pouvaient leur couper une main. Par la suite, Léon Fiévez, une fois commandant colonial dans cette province, a étendu cette loi en déclarant qu'en guise de justification de l'usage de munitions, pour chaque balle tirée, il fallait ramener une main droite. La main coupée est ainsi devenue un véritable symbole dans cette partie-là du Congo. Je voulais donc interroger Pasco, qui a grandi là-bas, sur les chants qu'elle y a entendus petite et, à partir de cela, construire une partition de chants. Qu'est-ce qui pouvait bien se chanter dans ces villages-là, après le passage de Lemaire ou les exactions de Fiévez ?


  • Vous avez décidé en 2001 de retourner vivre au Congo, pourquoi ?

Vous disiez que je me décris comme un « raconteur d'histoires », et c'est vrai. Or les histoires que je raconte sont toujours des histoires vraies. Il y a dans mon travail comme une obsession du Congo et de son histoire, et c'est pour cela que j'ai décidé de rentrer vivre au Congo et d'y développer mon travail. Les histoires que je veux raconter ne sont pas des histoires d'exil et je ne ressens pas le besoin d'inventer des fictions quand la réalité est aussi puissante. Et l'histoire que j'essaye de raconter, le territoire physique et mental que j'essaye de mettre en scène est tellement mouvant, instable, fragile que je sens la nécessité d'utiliser tous les moyens en ma possession, pour essayer de me rapprocher au mieux de cette histoire. Parfois, cela passe par la danse, la musique, d'autres fois par les mots et, cette fois-ci, ce sont les mots d'Éric Vuillard qui m'ont donné envie d'aller plus loin dans cette partie de l'histoire.

bottom of page