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LE CARGO


Par Gaël Teicher*

Il ne faut jamais croire Faustin Linyekula.

S’il vous dit qu’il ne va pas vous raconter d’histoire, attendez-vous à mille et un contes inouïs.

Voilà d’ailleurs la première bonne raison de ne jamais croire Faustin. La première, parce qu’elle vient avant les autres, tout à fait littéralement : « au début ».

Chez Faustin, « au début est le verbe », sans doute, mais invariablement le même :

« Je suis Kabako, c’est moi Kabako, encore Kabako, toujours Kabako, et c’est quand il y a Kabako que Kabako devient Kabako. » Doit-on le croire ? C’est une seconde raison à garder à l’esprit. Doit-on croire Faustin, quand ces mots-mêmes, « Je suis Kabako », ne sont pas les siens, mais ceux d’un écrivain ivoirien ? À moins que ce ne soient, justement, ceux de Kabako, personnage tout à fait secondaire d’une pièce de Bernard Belin Dadié.

Néanmoins, si ces mots qui ouvrent toutes les pièces de Faustin Linyekula depuis des années, sont toujours les mêmes, si c’est toujours lui qui les dit ; si, souvent, il se plante comme un arbre face aux spectateurs pour décliner cette identité, quand bien même serait-elle usurpée ; s’il a donné à la compagnie qu’il a créée, à cet espace qu’il a ouvert — au sens propre, et à force de creuser et de piocher —, à cette idée même qu’il a du partage, du mouvement, du récit, si à tout cela il a donné le nom de ce personnage de seconde zone ; ne doit-on pas le croire quand il affirme être Kabako, toujours Kabako, encore Kabako ?

Non — j’ai failli me faire avoir — : il ne faut jamais croire Faustin Linyekula. C’est un idiot, un forain, un artiste, un faiseur d’illusions et un raconteur d’histoires. C’est d’ailleurs ainsi qu’il se définit (juste après avoir décliné le nom de Kabako) : « Je suis un raconteur d’histoires ». On pourrait d’ailleurs être cette fois tenté de le croire, mais c’est un piège tendu : Kabako (ou Faustin ? Je ne sais plus…) est plus précisément un raconteur d’Histoire.

Prenons « Le Cargo ». Son solo. Le solo de Faustin Linyekula — bien qu’il commence encore et toujours la pièce par… vous savez quoi. Et qu’il le continue par… un chant. Le danseur dit qu’il ne va pas raconter, puis il chante. Il ne faut jamais croire cet idiot.

Disons pour aller au plus simple que Kabako a dix ans, et que le solo est une façon simple de s’isoler pour faire le point. Mais qu’en fait, plus que les dix ans de Kabako, ce qui intéresse Faustin, ce sont ses propres dix ans. J’entends : l’époque où il avait dix ans. Son enfance. Elle est un pays quitté depuis longtemps, et qu’il veut revoir, mais vers lequel le voyage est périlleux. Un seul guide possible, son propre père. Une seule route, le chemin de fer. Envahi par la forêt qui très vite, en l’absence de trains réguliers, reprend ses droits. Alors, danser serait à la fois une façon d’accompagner la forêt dans cette reprise de terrain, de racines, et en même temps une manière de maintenir un passage pour le train, ou plutôt pour le voyageur — oui, la danse serait un véhicule, un substitut au train, un cargo terrestre, peut-être.

Au bout du voyage, il y a un cercle — sur la scène qui accueille « Le Cargo », c’est, dans le dos du danseur-conteur, un cercle de lumière, au sens le plus concret — je devrais d’ailleurs écrire « un cercle de lumières » : des projecteurs disposés en cercle. C’est le lieu du retour — et non le but du voyage (comme pour tout voyage, il n’y a qu’à la fin qu’on — Faustin, Kabako, l’idiot, moi — saura pourquoi on l’a fait, quel en était le but). Le village, la communauté, le ventre, chacun y projettera le lieu de son propre retour, l’Histoire est universelle parce que l’histoire est ancrée.

Autour de ce lieu, Faustin va danser, en une danse qu’il me semble impossible d’enraciner, à la fois d’ici et d’ailleurs, ou plutôt, entre l’ici et l’ailleurs. Entre avant et maintenant, aussi — la danse de l’enfance qui se laisse entraîner. Et se laisser aspirer au cœur du cercle, et chaque projecteur lui faisant une ombre, c’est une foule qui danse avec lui. Mais bel et bien une foule d’ombres. Une foule de fantômes.

Un cargo est en principe — par définition, dit-on — un bateau de marchandise (« cargo », c’est la charge). De quelle marchandise est chargé ce cargo qui voyage depuis dix ans et plus, où l’on pourra croiser au gré des tempêtes Jean Genet, Yambo Ouologuem, Joseph Conrad, Adonis ? Peut-être cette charge est-elle faite des débris et des bribes d’une Histoire. Peut-être ce cargo est-il un bateau de réfugiés, d’errants, de survivants, une dérive en même temps que l’abri qui traverse les grains, la caisse de résonnance pour dire, encore et toujours, que « c’est quand il y a Kabako que Kabako devient Kabako. »

Peut-être que finalement, je me suis laissé avoir : embarqué à bord du cargo moi aussi, j’ai écouté l’histoire que Faustin le forain avait dit qu’il ne raconterait pas.


*Gaël Teicher est éditeur (les éditions de l’œil), producteur et distributeur (La Traverse) et président des Studios Kabako France.


Avec plus d’une centaine de dates, Le Cargo aura voyagé pendant 7 ans, jusqu’en 2017 sur les scènes du monde, de Sao Paulo et Caruaru à Varsovie, de New York et Philadelphie à Athènes, de Sharjah à Brisbane, de Malabo à Niamey, de Tunis à Tana…

En 2016, il s’arrête à Lisbonne et choisit d’aller vers d’autres publics en investissant des lieux épéhmères aux périphéries de la ville, et notamment à Cova da Moura…

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