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ENTRETIEN DE FAUSTIN LINYEKULA

AVEC PASCALINE VALLÉE

Avril 2020

Pour le Festival d’Automne à Paris

  • Cette pièce fait suite à Histoire(s) du Théâtre I – La Reprise, créée en 2018 par Milo Rau. Le metteur en scène souhaitait y « interroger les possibilités du théâtre ». Comment avez-vous poursuivi cette réflexion ?

Avant même que Milo Rau ne crée La Reprise, il m’avait contacté, comme d’autres metteurs en scène et chorégraphes, dans l’idée de créer une série de pièces. Il m’en a parlé pour la première fois en juin 2017, et cette idée s’est imposée très vite comme une évidence, dans la continuité du travail que je mène depuis des années, en lien direct avec mon pays et son histoire. Il ne s’agit pas de raconter cette histoire, mais d’y clarifier ma place. Il m’est apparu rapidement que, dans cette pièce, l’intime devait rencontrer le collectif.

Mon point de départ était de remonter à mes premiers souvenirs de spectacles. Il se trouve que c’était à la télévision. Au milieu des années 1980, nous n’avions pas la télévision, nous allions la regarder chez des voisins, à plusieurs devant un petit écran 12 pouces en noir et blanc. Il n’y avait qu’une seule chaîne, mais nous étions fascinés par la magie de se trouver devant des images qui bougent, et nous consommions tout ce qui nous était imposé. C’est là, et non sur scène, que j’ai découvert L’Épopée de Lyanja du ballet national du Zaïre, sans savoir de quoi il s’agissait.


  • Voir ce ballet à la télévision n’a donc pas été un élément déclencheur dans votre envie de monter à votre tour sur scène ?

Non, sur le moment, je ne savais même pas nommer ce que je voyais. Cela se passait sur scène, mais je ne pouvais pas dire que c’était un spectacle, je voyais seulement des gens qui dansaient, chantaient, qui portaient des masques et des costumes, dont certains faisaient peur. Comme cette pièce passait souvent à la télévision, elle nous a marqués, nous connaissions par cœur les chants, nous nous racontions les gestes qui allaient suivre à l’écran… J’ai compris par la suite que cette diffusion répétée avait pour but de nous inculquer une certaine idée de la nation.

Pour comprendre cela, il faut revenir sur l’apparition des ballets nationaux sur le continent africain. Le premier chef d’État à créer son ballet fut Ahmed Sékou Touré, président de la Guinée indépendante, en 1960. Il s’agissait pour lui de créer l’essence de la nation et de la diffuser auprès de son peuple, alors que les gens s’identifiaient d’abord par leur ethnie.  Il était convaincu que le premier ennemi des nouvelles nations indépendantes africaines n’était pas tant le néo-colonialisme que le tribalisme. Lui et ses collaborateurs sont parvenus à la conclusion que s’ils créaient un espace où toutes les danses et musiques du pays étaient réunies, elles cesseraient de servir des conflits ethniques pour devenir un espace national d’interaction et de mise en commun de toutes ces cultures. En tant que danseur, je trouve fascinant qu’un politicien ait pensé que la réponse pour faire nation pouvait passer par le corps. Malheureusement, sa réflexion s’est arrêtée là. Il a eu cette intuition, mais plutôt que d’écouter le corps, d’en faire un laboratoire, il a choisi de se tourner vers le ballet, forme on ne peut plus coloniale, surtout pour un anticolonialiste comme lui ! Tout cela répondait au besoin d’éduquer le peuple sur l’identité de la nation, et ne consistait malheureusement pas à s’interroger sur cette identité.

Mobutu et le Zaïre ont rejoint la danse des ballets nationaux un peu plus tard, en 1974. Le ballet a été très actif pendant dix ans. Les interprètes sont devenus des ambassadeurs, invités aux manifestations officielles. La première création, L’Épopée de Lyanja, a été diffusée à la télévision en boucle. Ensuite, la crise économique s’est installée, il n’y a plus eu de créations et la troupe est passée de 80 à une trentaine de personnes.

C’est seulement plus tard que j’ai commencé à faire un lien avec ma position d’artiste aujourd’hui. Je me suis posé la question de manière intime, et je suis arrivé à la conclusion que, quelque part, je suis un héritier de ce travail commencé dans les années 1970, parce que cette première création du ballet national constitue la première tentative de notre peuple de se raconter sur une scène. Pourtant, pendant très longtemps, j’ai eu un rapport de rejet avec les ballets nationaux africains, que je considérais comme du folklore et de la propagande : Mobutu se mettait en scène comme père de la nation à travers ce personnage de Lyanja. Mon sentiment a changé, notamment parce que j’ai voulu, pour replonger dans mes premiers souvenirs de danse, non seulement remonter vers ce spectacle, mais aussi essayer de rencontrer certains des interprètes initiaux. J’en ai rencontré trois, qui font toujours partie du ballet national, dont deux ont participé à la création de L’Épopée de Lyanja, dans laquelle ils tenaient des rôles très importants. Cette rencontre a rendu ce travail encore plus limpide. Il ne s’agissait plus seulement de raconter mes premiers souvenirs, mais de montrer comment Wawina Lifeteke, Marie-Jeanne Ndjoku Masula et Ikondongo Mukoko, avaient vécu et vivent toujours cette pièce.


  • Vous évoquiez des récits très intimes. La pièce dresse-t-elle tout de même un portrait historique du pays ?

L’histoire du pays est racontée en filigrane. Mon ambition est de parvenir, à travers des récits intimes, à raconter aussi cette histoire collective, cette histoire de ruines, cette tragédie qu’est notre pays.

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