top of page

BÉRÉNICE

UNE ÉTRANGÈRE À LA COMÉDIE-FRANÇAISE

par Faustin Linyekula

Le fait d'être étranger, aux autres et à soi, est au cœur de Bérénice. L’héroïne, Bérénice, incarne l'exclusion même, du fait de son identité étrangère. Et malgré l'amour, malgré la force d'une histoire commune, Bérénice reste une immigrante au cœur d'un conflit où les intérêts prennent le pas sur les sentiments. Qu'un homme, Shahrokh Moskhin Ghalam, d'origine perse, joue le rôle d'une femme, Bérénice, qu'une femme, Céline Samie, porte celui d'Antiochus ou que le premier comédien noir jamais entré à la Comédie-Française, Bakary Sangaré, devienne Titus, futur empereur de Rome, me permet de déplacer la question du rôle, de l'incarnation vers celle de la prise en charge d'une partition. Comment ainsi confronter le corps dansant et romantique de Shah à une Bérénice masculine, presque virile dans ses décisions - c'est elle qui, alors même que les sentiments et les apparences se décomposent au fil de l'action, semble décider de la progression de la tragédie et de son dénouement même ?
Et si Bruno Raffaelli joue Paulin, il incarne également les autres confidents, Arsace et Phénice, ce qui exige de lui une vraie gymnastique mentale. C'est cette tension du déplacement, celui des codes et des perceptions, que je recherche comme point de départ d'une exploration.

Bérénice est aussi la pièce des solitudes. Racine écrit la tragédie de l'isolement de chaque partie du trio amoureux, de Bérénice, d'Antiochus ou de Titus. Chacun ne voit que celui qui ne veut pas le voir. Cette solitude, Bérénice va devoir la supporter dans son « Orient désert », quand elle retourne dans son pays après cinq ans d'absence. Bérénice renonce, s'éloigne parce qu'elle est étrangère, et qu'on ne peut admettre à Rome qu'un sang d'Orient se mélange au sang du souverain. Bérénice raconte une expulsion. Cette question me paraît essentielle, elle seule donne un sens à ma présence aujourd'hui à la Comédie-Française. Je suis un artiste chorégraphe né au Zaïre. J'ai vu mon pays devenir le Congo. J'ai demandé un titre de séjour pour pouvoir travailler en France. Bérénice a donné son sang pour ce nouvel empereur. Qu'est-ce qui fait d'elle encore une étrangère ? Dans l'histoire récente de France, des tirailleurs africains sont venus se battre et mourir sous le drapeau tricolore. Une fois la paix revenue, ces hommes, repartis vivre en Afrique, ont été massacrés parce qu'ils estimaient mériter le même traitement que les combattants français. Qu'est-ce qui fait que l'on reste ou non un étranger ? Est-ce l'histoire commune, est-ce un territoire partagé ? Sommes-nous condamnés par le sang à une histoire donnée ? Le renoncement et le départ de Bérénice s'interprètent comme un aveu d'échec, une impuissance et une résignation. Bérénice repart pour le désert d'Orient. Elle choisit de partir, elle renonce. Mais a-t-elle le choix ? Elle est expulsée. Je ne peux travailler ici sans penser à mes amis congolais, arrivés sur le territoire français pour tenter leur chance, et qui se trouvent aujourd'hui dans des situations irrégulières, sans papier. Il m'est arrivé de prendre un avion pour le Congo et d'assister à la révolte d'un expulsé ; j'ai vu un homme sortir des toilettes de l'avion recouvert de ses propres excréments pour faire reculer l'échéance et provoquer le retard de l'appareil. Il est expulsé : il finira par partir pour le Congo, par cargo ou par charter. Pour ma part, quand je retourne dans mon pays, je me sens seul, différent, étranger partout là-bas comme ici. Et le poète Adonis écrit : « Comment marcher vers moi-même/ Vers mon peuple/ Avec mon sang en feu et mon histoire en ruine ? » Terre d'exil ou pays natal, est-ce que toute terre n'est pas une terre d'exil ?

Peut-être que ma seule patrie aujourd'hui, c'est mon corps.

bottom of page